Ce qu'ils disent d'elle

«...Depuis quelques années, la création de Nicole Dufour a pris une tournure plus polyvalente, s’intéressant à d’autres supports et tout particulièrement à la photo. Cette évolution n’a rien d’une errance. Bien au contraire, elle intervient dans un souci de parfaite intégrité et en préservant au cœur le signe fondateur de l’œuvre : la tresse. Ce qu’elle traduit avant tout, c’est la remarquable capacité de l’artiste à absorber son environnement, à l’ingérer, et à décliner sa propre obsession, à la rendre vivante, par un travail d’interaction et de dialogue constant avec le milieu.»

Roger Mayou
dir. Musée de la Croix-Rouge

 

«Nicole Dufour apparie depuis de longues années sa fine perception du présent, les quêtes de son imaginaire et les exigences des matériaux, souvent rudimentaires, qu’elle affectionne. Observer, transcender, incarner sont les données motrices de son art. Les pièces qu’elle développe en réponse à ces paramètres donnent corps sous nos yeux à sa condition d’être humain et à sa position d’artiste, dans une création tenace dans son engagement et singulier par ses procédures, ses formulations, ses réalisations. La célèbre question de Gauguin (« D’où venons-nous, où sommes-nous, où allons -nous ») prend chez cette artiste le tour d’une géo- et spatiolocalisation traduite dans un langage non emprunté à un tradition ou à une mode, mais d’une force d’invention éminemment personnelle et entêtée. Voilà qui ouvre la perspective d’un véritable œuvre. Un retour sur des lieux plus anciens de vie et d’inspiration, où enfermement et libération, précarité et assurance, soumis à une relecture, gagneront en force et clarté dans une nouvelle interaction avec d'autres, ne peut qu’en nourrir et raffermir le projet.»

 

Rainer Michael Mason
historien de l’art, conservateur

 

«...Si Nicole Dufour est marquée par l’Orient, son travail a aussi beaucoup à voir avec les œuvres et la démarche des artistes du groupe Support-surface, qui ont pratiqué, à leur heure, la même réflexion sur le matériau, le support, la pratique, quand ils étaient tellement marqués par Matisse ainsi que par l’art de Barnett Newman et de Morris Louis. On pense à Claude Viallat, à Christian Jaccard, qui ont mis en valeur le cordage et le nœud, à Pierrette Bloch, François Rouan et Pierre Buraglio qui ont découpé le support, à Pierrette Bloch encore quand elle a travaillé avec des fils de crin, à Georges Noël qui s’est approprié le palimpseste pour mieux exprimer le signe. Il y a plus avec ces photographies récentes : elles ont à voir avec l’art de la performance et l’implication du corps tels que l’ont montré certaines œuvres de Barbara et Michael Leisgen, de Rebecca Horn et de Franz-Erhard Walther. Ces peintures tressées, ces cordes, ces nœuds et ces grilles trouvent leurs prolongements dans les travaux photographiques présentés aujourd’hui et qui ont pour sujet l’action mais aussi la modification et la transformation. Nicole Dufour montre ainsi la continuité de sa pensée. Profondément ancré dans plusieurs cultures, son travail trouve ici l’un de ses accomplissements dans ces images riches d’évidence et de mystère.»

 

Serge Lemoine
historien de l’art, conservateur

 

 

 

 

Fétiches

 

Nicole Dufour a toujours aimé croiser les fils. Les entrelacs de ses “Jours de toile” nous avaient fait découvrir des figures de broderie qui se déclinaient au féminin rouge sang, incisés, scarifiés, comme peuvent l’être des masques d’initiation ou de sacrifice.

 

C’est à partir de matériaux pauvres, tissus ou rafias de récupération, qu’elle a continué son exploration. Les “fétiches” qui recouvrent aujourd’hui les murs de son atelier ressemblent à des racines qu’elle aurait arrachées à une terre de brûlis. Tresses serrées, trempées dans un jus noir, corps torturés, ils semblent s’être multipliés comme les rhizomes d’une plante antropomorphe, telle la mandragore. Leur queue effilochée nous relie à la fois à leur terre originelle et aux forces magiques qui leur donnent vie. À quels rituels Nicole Dufour nous invite-t-elle ? À ceux de nos  espaces oniriques, à ceux de nos fantasmes magiques, à ceux de nos peurs enfantines lorsque les objets du quotidien se transformaient dans le noir en formes vivantes hostiles ? Quelles forces obscures se révèlent ? Il y a dans ces fétiches un appel à la métamorphose.

 

Objets fébriles, ils fondent à la fois un espace et le centre de cet espace. Leur pouvoir organique et leur puissance esthétique influencent tout ce qui y pénètre, et en premier lieu notre regard. C’est bien là que se noue la relation du visiteur avec l’œuvre, comme un repère de l’univers introspectif de Nicole Dufour. Il y a des risques à prendre, ceux d’une initiation qui ne s’achève jamais.

 

 

Yves Bescond  08/11/2010

 

 

Tresses

 

 

Les tresses de Nicole Dufour ressuscitent dans l’atelier les souvenirs d’une enfance qui transformait trois morceaux de bois et un chiffon en navire amiral d’une flottille imaginaire. Leur présence apaisée semble une invitation au rêve. Frères d’atelier, les fétiches accrochés aux murs, objets vibrants d’un rituel animiste, nous indiquent cependant que cette tranquillité est celle d’une attente vers des existences nouvelles.

Depuis son atelier de Bourgogne, de Pondichéry à Cotonou, les tresses de Nicole Dufour prennent le chemin de ses voyages.

Fruits d’un apparent désœuvrement et d’une technique ancestrale, objets inanimés, Nicole Dufour les propose comme des attributs pouvant être usurpés, manipulés, détournés, exposés.

Ils reçoivent la vie, du paysage où ils sont déposés et des humains auxquels ils sont confiés. Leur puissance suggestive leur permet d’être adoptés partout où ils voyagent, d’être à la fois un viatique et un présent, un instrument et le cœur d’une installation éphémère.

Mise en pelote, la tresse transforme son porteur en Sisyphe. Lancée en l’air, elle révèle l’apesanteur abstraite d’un paysage mural. Enroulée autour de l’homme-esprit, elle offre ses mains en prière au sein d’un arbre en forme de tabernacle. Rideau de lianes, elle se laisse enserrer par les bras du danseur pour mieux dissimuler son regard étonné et amoureux. Floue, elle se fait la compagne discrète de la beauté d’une chevelure. Libérée par le lancer des bras d’un enfant magicien, elle semble danser comme un cobra qui aurait échappé à son charmeur. Tel un bandeau sur les yeux d’un condamné, elle transforme le cri prisonnier en un rire explosif. Posée sur la tête de l’aveugle comme un turban, elle accueille la sagesse de son regard intérieur. Associée au motif d’une fenêtre, elle accomplit un rituel chamanique en enlaçant le corps d’un officiant. Enfin, dans les mains des enfants elle dessine l’espace de leurs échanges ludiques, jeux aériens des libertés juvéniles.

La volonté de Nicole Dufour est de proposer ses œuvres-tresses à l’inconnu, hommes et lieux, d’en attendre les effets, de poser les termes d’une histoire à venir et d’en rendre compte.

Initiatrice de métamorphoses, elle se détache alors de ses créations pour les regarder s’animer, lui échapper au gré de ses rencontres nomades, puis les saisit à nouveau dans l’instantané de la photographie.

Images de la mise en abime des avatars de son auteur, ces photographies ne sont pas celles du carnet de voyage d’une aventurière en mal d’exotisme, mais celle d’une artiste qui capture un moment de la vie de ses créations, de ses créatures. L’aventure est que l’artiste plasticienne soit devenue aussi une artiste-photographe, presque comme un effet second, par un appel intime et conjoint de l’objet créé et de son créateur.

Les tresses de Nicole Dufour agissent ainsi comme des capteurs sensibles de leur environnement. Elles s’animent et, tel un serpent-caméléon, révèlent, partout où elles demeurent, l’espace et le mouvement des énergies qui les traversent.

 

Yves Bescond

20/07/2012

 

Les 400 culs

La planète sexe, vue et racontée par Agnès Giard

Anthropologie de la sexualité

 

Libération

24/09/2014

Tresseuse de fantômes

Ce qui est arrivé à nos parents ou à nos grands-parents, on se dit «Ca ne me concerne pas.» C’était leur vie, pas la mienne. Mais s’il s’agit d’un secret de famille, ce drame non-dit ou non-résolu fait partie de l’héritage. Une artiste – N.D. – met en scène les liens qui nous unissent, bien malgré nous, à nos ancêtres : elle tresse leurs fantômes.

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Il arrive parfois que des personnes qui n’ont à priori aucune raison d’aller mal multiplient les tentatives de suicide, comme poursuivies par un trauma dont elles n’ont aucun souvenir, et pour cause… Ce n’est pas le leur. La psychanalyse transgénérationnelle appelle «un fantôme», «une structure psychique et émotionnelle parasite, issue de l’un ou de plusieurs de ses ancêtres, portée et agie inconsciemment par un descendant. Cette notion a été introduite dans la psychanalyse à la fin des années 1970 par un personnage tout autant poète que psychanalyste, Nicolas Abraham, et par sa compagne, Maria Török (1)».

Dans un ouvrage à paraître le 15 octobre (Les fantômes familiaux, chez Payot), Bruno Clavier – psychanalyste et psychologue clinicien – pose la question du lien que nous entretenons avec ceux grâce à qui nous sommes en vie. Nous leur devons bien plus que notre couleur de yeux, un nom ou une jolie maison familiale… Parfois, ce sont des personnes que nous n’avons jamais rencontrées, situées jusqu’à 6 ou 7 générations en arrière. Le trauma qu’elles ont vécu, puis transmis, c’est à nous de le surmonter : il a été «expulsé par l’ancêtre qui n’a pas pu la métaboliser, la dépasser, la transcender, explique Bruno Clavier. Certains auteurs parlent de “patate chaude“, je préfère évoquer l’image d’une “grenade dégoupillée“ : elle peut être transmise de génération en génération sans faire de dégâts visibles jusqu’à ce qu’elle éclate sous la forme de phénomènes pathologiques incompréhensibles.» Ce qui nous amène à N.D. : Nicole Dufour. Cette artiste expose jusqu’au 18 octobre dans un «Laboratoire d’art contemporain» à Genève, des tressages de raphia noir d’encre ou de «très vieux draps de famille» lacérés dont les formes ambiguës évoquent des foetus ou des clés… Comme assiégée dans son inconscient par la mémoire rémanente des morts, Nicole Dufour tisse les cordons ombilicaux qui la relient à des silhouettes disparues.

Pour elle, tout commence en Asie. C’est là que, pendant 25 ans, elle voyage et réside : Hong-Kong, Pékin, Taipei, Kyôto… Dans ces pays où la beauté d’une femme réside toute entière dans ses noirs cheveux et où se raser le crâne équivaut à mourir, Nicole s’imbibe d’histoires de fantômes. Au temple Higashi-hongan de Kyôto, elle découvre une lourde corde tressée de cheveux noirs datant de 1895, date à laquelle le temple fut reconstruit : «Parce que les cordes normales cédaient constamment sous le poids des poteaux durant les travaux de charpente, et se brisaient sans cesse, les femmes ont fait don de leur chevelure pour qu’on en fasse des cordes plus solides. Et cela a marché.» Une de ces cordes à l’aspect sinistre est toujours exposée dans l’enceinte du temple, objet de fascination mitigé. Dans le Musée du Yasukuni, à Tôkyô, une corde similaire est exposée : elle fut fabriquée pendant la seconde guerre mondiale à l’aide de mille chevelures  sacrifiées au nom d’un idéal illusoire… Il en est de ces cheveux comme du lien qui nous unit au passé : espoirs trahis, drames vécus par nos ancêtres. Nicole Dufour affirme qu’elle sent leur présence (2). Parfois même elle les voit.

En 2006, Nicole Dufour rentre en Europe. Elle s’installe dans l’Yonne (Bourgogne) et  se retrouve progressivement seule au fur et à mesure que ses enfants, devenus grands, la quittent. Comme saisie par une inspiration subite, Nicole se met alors à tresser des nattes bizarres. Tout ce qui lui passe sous la main, à commencer par les linceuls de sa vie qu’elle déchire et dont elle fait des formes d’embryons. «Les premières reliques familiales utilisées pour faire mes tresses étaient les vieux rideaux fanés de la chambre des enfants», dit-elle. Tout en les manipulant, Nicole Dufour se raconte des histoires : «Je me racontais que la vie de mes enfants se transformait tout comme ces rideaux qui devenaient de jolies cordes… et que je les aidais ainsi dans cette transformation. Puis j’ai retrouvé de vieux draps de famille tout abîmés que ma mère m’avait donnés. Là, je pensais aux larmes (plus qu’au sperme) versés dans ces draps et je me racontais que je transformais, libérais les souvenirs malheureux contenus dedans. Ensuite, je n’ai plus eu besoin de tissus à l’origine connue et familière.  Je veux dire : des histoires émergeaient de n’importe quoi, tout me parlait, enfin, je faisais parler n’importe quoi plutôt.» Quelles histoires ?

Ayant épuisé les fibres qui la relient aux siens, Nicole Dufour s’empare de «tout ce qui [lui] tombe sous la main» pourvu qu’il y ait dedans une part de mémoire : «il faut une charge de vécu», précise-t-elle.  Elle tresse en laissant les histoires la traverser. Elle ne pense à rien de précis. Elle tresse, méticuleusement, des heures durant, «des mètres et des mètres» d’arbres généalogiques qui finissent par ressembler à des racines tordues. Sans trop savoir pourquoi elle le fait et sans songer que ce qu’elle fait pourrait être de l’art. «Au bout d’un moment j’ai pris conscience que j'avais l’air d’une folle avec mes kilomètres de tresses, alors pour me prouver que non je n’étais pas folle, j’en ai fait quelque chose, elles sont devenues des sujets, que j’ai photographiés, mis en scène.» Mais, insiste-t-elle : au début, c’était juste une compulsion. Et maintenant encore, il n’y a rien de vraiment réfléchi dans l’acte de tresser : «Je laisse faire. Faire le même geste longtemps peut me mettre dans une état presque second, un état de réceptivité plus grande. Je laisse venir les scénarios.» Etrangement, Nicole Dufour affirme n’avoir pratiquement aucun souvenir de son enfance ni de son adolescence. C’est comme si le fait de tresser lui avait fait perdre la mémoire : «Tout a été métabolisé, affirme-t-elle. Sans mentir, il ne me reste presque aucun souvenir. J’ai métabolisé tout ça, digéré… Ca n’existe plus… ».

A force de tresser… le passé a comme disparu. Maintenant, N.D. tresse du raphia de récupération dans lequel elle glisse parfois des «trucs personnels, pour les incarner plus»,  flirtant avec les rituels de magie vaudou qui la font rire. Ses tressages ambivalents se situent entre l’«ouvrage de dame» et le nouage de l’aiguillette. Elle donne à ses tresses des noms comme «Tressexuelles», «Première communion», «Fétiche» ou «Le repas de l’ogre». Chaque tresse s’enroule autour de motifs cachés qu’elle s’amuse à inscrire en leur coeur comme des messages cryptés. L’ADN qui nous tisse contient probablement moins d’obscurs secrets que ces oeuvres. Lorsque N.D. entrecroise les brins, elle pense «au passage du temps, aux vases communicants, à concilier l’inconciliable, réunir les contraires, lui étrangler le kiki… mais aussi au menu du soir, au robinet qui fuit, à mon épaule douloureuse, je pense à tout, bien mieux qu’en ne faisant rien.» Et ce qui la traverse de part en part prend l’allure d’un fantôme collectif, qui nous relie tous et toutes de façon souterraine. Les fantômes sont sous nos pieds, invisibles et rampants.

Exposition "Entrelacs", de Nicole Dufour. Du 14 sept. au 18 oct. 2014. Galerie Andata Ritorno.

Les fantômes familiaux, de Bruno Clavier, Payot et Rivages. Sortie le 15 oct. 2014.

(1) "Ces “fantômes“ se signalent principalement par la répétition de symptômes, de comportements aberrants, de schémas relationnels stériles provoquant pour certains des difficultés de vie de toutes sortes et des affections psychiques assez graves. […]
Nicolas Abraham, et Maria Török ont défini   le “fantôme“ comme la trace, dans l’inconscient d’un descendant, du secret inavouable d’un ou de plusieurs de ses ancêtres se manifestant dans des paroles et actes bizarres, dans des symptômes phobiques et obsessionnels, comme s’il était hanté par quelque chose appartenant aux générations qui l’avaient précédé." (Bruno Clavier)

(2) Elle n’en a pas peur. «Ils ne nous veulent pas du mal, dit-elle. Pourquoi aurions-nous peur d’un passant dans la rue ? Les fantômes se contentent de nous croiser».